Annexe à l’article sur Vélasquez.
Ce petit texte de réflexions et de notes à partir de Don Quichotte, est à lire en complément ou introduction de l’article sur Vélasquez.
La question du centre du système est posée après Ptolémée, depuis Copernic au 15e siècle, puis par Bruno, par Tycho Brae, par Kepler et Galilée. ( voir les livres de Luminet à ce propos). C’est une question fondamentale au 17e siècle.
Les hésitations pour savoir qui tourne autour de qui et comment voire pourquoi sont au cœur des débats et enjeux cruciaux et risqués. Giordano Bruno, brûlé en 1600 piazza Campo dei Fiori à Rome a payé cher sa liberté de recherche et de réflexion.
L’idée de détrôner la terre ; de ne voir aussi les étoiles que comme d’ autres terres, avec leur sol, leurs réalités tangibles devient possible par la lunette de Galilée, adoptée par Kepler vers 1620…..

Système géocentrique parfait de Ptolémée, en cours jusqu’au 17e siècle. Perfection des ordres, des formes, des nombres.
Il y a un désenchantement, mais aussi une quête d’un ordre supérieur, encore plus parfait et harmonieux, chez Kepler puis chez Newton au 18e.

le système héliocentrique de Copernic ; la révolution autour du soleil. désordre et retour à l’ordre.
Il me semble que les personnages de Quichotte et Pança expriment ces hésitations, le désenchantement, la quête.

La course de Mars, par Kepler ; le système de Kepler devient trop complexe pour être représenté simplement ; ellipses, trajectoires, accélérations, positions datées….ordre supérieur et déroutant.
Cervantès est contemporain exact de ces astronomes. Il semble mettre en scène des figures en mouvement permanent : le chevalier errant, son satellite Pança.

Don Quichotte, (édition en allemand du 17e.) Kepler l’a t-il lue ? Le chevalier errant, décentré. Agrippé à sa lance comme à un axe déboîté.
Don Quichotte représente un ancien monde nostalgique d’une hiérarchie progressive, dans laquelle une figure peut s’élever, comme une chevalerie ptoléméenne…qui partirait du centre vers la lumière Dulcinée de Toboso…inaccessible, figure solaire.
Quichotte ne cesse de viser des figures inaccessibles, hors de portée, perçues de manière déviées ; ses sens le trompent sans cesse. Il croit à des enchantements, mêle le vrai et le faux, ne mesure pas correctement les distances.
Pança, tel un satellite lunaire, est tantôt en phase avec son chevalier, le suit, l’accompagne et partage ses déboires et ses illusions ; mais il est tantôt en opposition, contribue à lui faire accroire à ses visions. Il est parfois éclairé, parfois dans l’ombre.

La lune, dessinée par Galilée ; émouvant témoignage . la lune est bien une terre, un sol, et non un luminaire pur.
Ils se retrouvent tous deux ramenés à leurs réalités terrestres et corporelles : blessures, coups, vomissements, scatologie, faim, gloutonnerie….mais cherchent sans cesse à y échapper.
Dans l’épisode fameux des moulins, Don Quichotte, de figure centrale, devient satellite pitoyable de la roue solaire du moulin….Tout est dit. Il rechute, abîmé, blessé.

Dimension triviale et scatologique de Pança dans cette fameuse scène ou l’odeur même rentre en ligne de compte.
gravure française du 17e.
Don Quichotte, comme Sancho, ne sont pas en mesure d’accepter le nouvel ordre du monde, désenchanté, aux nouvelles hiérarchies ; rois, ducs et duchesses, clercs, intermédiaires…autant de nouvelles lois qui ne cessent de détrôner la figure centrale que veut incarner Quichotte. Ils sont dans un désordre permanent. Le seul vrai centre, Don Quichotte ne s’y intéresse pas, c’est le roi autour duquel gravitent les courtisans ; ce ne sont plus des chevaliers c’est le Roi Soleil-central, à l’image de toutes les monarchies du 17e, en Espagne et en France.
La narration se décentre souvent, introduisant le récit dans le récit ( formule fréquente dans la tradition picaresque, existant depuis les récits de Boccace, ou plus récemment de Marguerite de Navarre dans l’ Heptameron, jusque chez Scarron dans le Roman Comique et Tristram Shandy etc.) . Ce décentrement de l’histoire est en résonnance avec les décalages des protagonistes. Le désordre est complet jusque dans la continuité du récit. les figures et personnages croisés sont doubles, se croisent…telles les comètes observées par Kepler, Tycho Brahé , dont on ne sait si elles sont uniques, doubles.
Le récit de Cervantes est une ronde folle et décentrée dans la première partie. Puis par une idée sublime de mise en abyme, il sort de cette situation en poursuivant les aventures de Quichotte, après la publication fameuse du tome 1 de ses aventures. Dont Don Quichotte lui même se félicite, sans voir la dimension ironique du texte.
Cette publication provoque un génial un retour d’éclairage sur les pérégrinations de Don Quichotte et Pança. Ils sont alors perçus avec une considération réelle, fascination des contemmporains pour leur folie douce. Au bout du compte, leurs rencontres se mettent en fait à leur diapason et dans une perspective remarquablement relativiste ( presqu’einsteinienne avant l’heure) Don Quichotte et Sancho Pança, ont perdu leur place centrale, mais redeviennent des pôles d’attraction, au sens strict. Qui tourne autour de quoi ?
Chacune de leurs aventures est à présent éclairée au sens strict, par l’histoire de leurs errements précédents. La figure fausse de Dulcinée s’éloigne et se trouve remplacée de fait par un figure positive et bienveillante de Dorothée. Cervantes joue souvent sur l’idée du un double reflet, il imagine par exemple une version fausse de la suite des aventures, écrite par un charlatan et non par Cid Amet ben Engeli (!!). Cette version fausse venant perturber sans cesse les aventures, comme une aberration optique, une anamorphose littéraire.
Le vrai et le faux se mêlent souvent dans les visions de Quichotte, mais de plus en plus dans la réalité, car Cervantes introduit de manière croissante, dans le tome 2, la question du spectacle, de la supercherie, de la farce, de la représentation.
Les séjours enchantés au château, sont construits sur des farces, mais représentent néanmoins de réelles pauses satisfaisantes ( repos et nourriture) pour Quichotte et Pança ; le duc et la duchesse et leurs amis, jouant en fait un jeu auquel ils sont eux-même pris. Don Quichotte se trouve même confronté à une séduction ambigüe. le vieil épouvantail drapé d’un certain panache de liberté, n’est pas loin de fasciner réellement la jeune courtisane délurée.

La fête au château, ou trompeurs et trompés s’accordent de fait autour de la fête….édition Anglaise, illustration de Hogarth.
Il s’ensuit qu’éclairés de l’aura de la légende et d’une folie douce qui a trouvé sa place dans le monde, Don Quichotte et Pança dans leur deuxième sortie, pérégrinent de manière moins grotesque et catastrophique, car leur place est trouvée.
Ils continuent de ne pas évaluer correctement les réalités et distances, mais sont en mesure d’établir des relations justes. Dans le DQ2 ( Pléïade p 615) Don Quichotte devient un sage, capable de présenter au fils de don Diègue, la chevalerie errante comme science et le chevalier errant comme l’honnête homme, modèle de la Renaissance : Vir activus/contemplativus….. De même, Pança comme gouverneur de son » île », devient effectivement sage. Fidèle à sa figure lunaire alternant clarté et pénombre. Don Quichotte, devient le Chevalier au Lion et abandonne la « triste figure ».
Le brouillage des systèmes ; les ellipses, les cercles, les équants….les attractions ; la chute des astres de la lumière à la matière sont les grandes questions des astronomes. De même, le désenchantement des luminaires ( astres et planètes) vus comme des « terres », des « sols », des réalités physiques et tangibles, grâce ou à cause de la lunette de Galilée.
En effet, voir que la lune est constituée de cratères et de montagnes, ainsi que Saturne…fait plonger ces figures lumineuses dans un réel prosaïque.
Par retour, si les figures lumineuses sont bien matérielles, les corps bien physiques, ne peuvent -ils s’élever jusqu’à la lumière ? C’est le cas de Sancho, dans la 2eme partie, qui devient central et gouverneur de son domaine, avec sagesse et langage approprié.
Dans cette scène, Sancho est propulsé en hauteur, puis rechute, ainsi de suite….encore une figure lunaire, avec ses phases. Scène qui le marque et traumatise; corps passif, soumis plus que nulle part ailleurs à la pesanteur…
Quichotte ne cesse de rappeler à Pança la correction nécessaire du langage, pour l’amener à une certaine clarté. Pança semble recevoir les lumières de plusieurs sources….comme la lune la reçoit de la terre et du soleil.
Dans cette deuxième partie, Don Quichotte est lui même, selon ses phases de « rotation », cultivé, éducateur, conseiller, philosophe et poète ; il conserve une morale et une fidélité ; il est un repère quoique dérangé.
Pour finir, il retourne mourir à son point de départ, apaisé et entouré.
Pança revient presqu’en héros auprès de sa femme et de sa fille.
à développer :
Superbe éclairage sur la lecture de Don Quichotte ! Comme je suis actuellement en train de le lire, je me suis fait la même remarque : décentrage, difficulté à trouver « qui tourne autour de qui », sans compter deux détails savoureux que j’ai plaisir à partager avec vous. Le premier, c’est la fréquence d’apparition du chiffre « 6 » (les 6 chevriers, les 6 bergers, les 6 réaux qu’auraient pu demander le libraire à Tolède pour les aventures de Don Quichotte de… Sidi Ahmed Benengeli, ou encore les 6 semaines qu’il fallut à Cervantes pour se faire traduire ce texte… Disons simplement que les exemples abondent, prolifèrent à l’excès. Or, 6 est le nombre de jours qu’il a fallu au Créateur pour mettre son oeuvre en place. C’est le temps de l’oeuvre, avant la journée de repos. C’est donc celui de la révolution, avant l’apaisement.
Et puis, il y a ce deuxième détail qui m’a fait sourire. Au chapitre 12 du tome I, Don Quichotte se fait narrer l’aventure de Chrysostome par un chevrier éprouvant toutes les peines du monde à s’exprimer correctement. Il a la bouche lourde, articule mal, s’emmêle les pinceaux dans le choix des mots. Le chevrier fait l’éloge du savoir de Chrysostome en matière d’astronomie. Dans la traduction d’Aline Schulman, il dit : » (…) qu’il était capable d’annoncer sans se tromper les glisses du soleil et de la lune ». Ce à quoi Don Quichotte, toujours soucieux de réparer les torts, y compris ceux de la langue, rétorque : « On appelle éclipse, mon ami, et non glisse, l’obscurcissement des deux plus grand luminaires ».
Ce passage fait pleinement écho à votre propos. C’est pourquoi, j’ai cru bon de le souligner en commentaire à votre billet, qui, loin d’obscurcir, éclaire de façon exemplaire le texte merveilleux de Cervantès.
merci de votre avis et de la précision de votre référence.
I read several good stuff here. Certainly worth bookmarking for revisiting. I surprise how much effort you put to create such a great informative website.