Quels critères pour apprécier les créations contemporaines..

 »Rédaction des cours donnés en 2009-2010 à l’ Université Paris Sud. »

on peut encore se référer aux articles ci après :

proposition de méthode de réception des oeuvres plastiques

Grandes lignes- essai sur les catégories

Kitsch-Grand avènement du Kitsch Royal

____Pour approcher les œuvres contemporaines, il faut se saisir de Nouveaux critères.__

principe du jeu.

Comment donc repérer et apprécier de la manière la plus autonome qui soit, la majorité des productions artistiques contemporaines ?
Sans apporter de réponses nous allons essayer d’aborder les bouleversements introduits dans les critères d’appréciation des œuvres d’art, du point de vue des créateurs.

La déconstruction progressive et radicale des académismes laisse beaucoup d’amateurs déboussolés devant la prolifération d’œuvres insaisissables au sens strict. Comment et pourquoi ont-elles pu émerger ? En retour de cette prolifération incompréhensible et variée, comment et avec quels outils, évaluer ces œuvres ?

Il y a un divorce permanent et paradoxal entre les œuvres et une partie du public; la tendance culturelle contemporaine est pervertie par les médias visuels, qui de fait, proposent un flot d’images continu. cette inflation est relayée  par la production exponentielle d’images personnelles ( photos- vidéos..) ou l’enjeu n’est plus le choix, le cadrage, l’instant privilégié…mais la saisie immédiate du visible. Cette tendance tend aussi à mettre sur un pied d’égalité toute image, quel que soit sa nature.

La spirale infernale de la mimésis, l’emporte encore par la mode 3D. Outre l’intérêt marchand de vendre ce vieux procédé ( les lunettes 3D ont plusieurs dizaines d’années d’expérience et les vues stéréos ont été inventées avec le daguerréotype), il y a l’idée que la valeur d’une réception ( d’image) tient à l’illusion obtenue, alors que c’est exactement le contraire qui opère en art, à savoir, la qualité du décalage, de l’écart créé avec le visible;

c’est dans cet écart que se crée le langage, la re-présentation, la lecture, la sensibilité, le point de vue etc.

La tendance de masse est donc de zapper rapidement sur les surfaces. Il y a donc une grande incompréhension devant les œuvres contemporaines qui fuient l’illusion ; mais ne nous trompons pas, il y a le même problème devant les œuvres du passé, qui jouent apparemment le jeu de l’illusion et de la mimésis alors qu’il n’y a pas plus savant qu’une oeuvre de la Renaissance et plus codé que les peintures occidentales.

Par ailleurs, la maîtrise des images et la possession d’œuvres d’art reste un enjeu sociétal ; expression de pouvoir économique et symbolique. Entretenir les confusions et laisser à des initiés les codes, n’est pas pour déplaire à certaines castes, qui y voient et un enjeu de distinction et une manière de fabriquer des objets de spéculation . ( voir les articles polémiques sur ce site, notamment sur l’ostentation)

__Révolution Française__

Il y a comme une double nature de la Révolution Française, qui va marquer clairement le siècle. Depuis la césure issue de l’avènement de la bourgeoisie au pouvoir, au 19ème, il y a eu un enjeu de distinction, car une société de classes en conflit se constitue, elle est en perpétuel mouvement et combine une instabilité politique, technique, culturelle et politique avec un désir maladif de stabilité et de consolidation de ses base , cette bourgeoisie hétéroclite , seule capable de fédérer les aristocrates déchus, doit s’inventer une légitimité ; c’est cette distinction, en tant que code de reconnaissance qui est en jeu et dont l’art sera l’un des outils. Il suffit de rappeler les conflits majeurs de cette société nouvelle, par exemple les révolutions de 1830, 48, 71, sans compter les entreprises coloniales et les gigantesques bouleversements technologiques.
Devant de telles tensions, tous les éléments permettant de structurer ce nouveau pouvoir, fragile, sont bons, depuis la religion jusqu’aux pratiques artistiques.
La distinction est donc un enjeu afin d’identifier les classes dirigeantes et de vérifier des bases communes pour cette assise sociale et politique. Distinction pour l’art de propagande et de démarquage social.
C’est pourquoi les critères communs sont dévalués, puisque l’enjeu est précisément de rendre inaccessibles les langages dominants aux classes dominées ; ainsi malgré le développement de moyens propres à développer connaissances et savoirs – écoles, musées,  presses, instituts, académies …) la question du goût devient un discriminant plus subtil, car échappant à de claires valeurs, échappant à la rationalité scientifique et reposant sur un consensus et une connivence, un « entre-soi ».
La rationalité est par définition, propre à être partagée démocratiquement quand les attendus culturels et le goût peuvent au contraire être justement protégés de ce partage démocratique.

La question du « goût » tend donc à remplacer la question esthétique plus radicale, du beau, du sublime, de l’universalité ; au lieu de la quête du beau, de l’art vivant, le bon et le mauvais goût deviennent les indices d’appartenance à une classe initiée.

Le paradoxe étant que l’art académique, et pompier, repose sur des valeurs identifiables, qui pourraient sembler rationnelles et communes  ( le travail, la perspective, la finition, les proportions, la composition, la cohérence des lumières, la précision, la maîtrise de la matière…) ; le piège est que ces éléments peuvent séduire comme des « savoirs faire », et sont substitués aux critères esthétiques ; ces pratiques sont vendues comme des valeurs sûres du beau et intiment aux spectateurs de les accepter comme valeurs esthétiques, de se soumettre à l’évidence. Tout écart à  ces règles quantitatives sera considéré comme faute de goût.

L’art académique du 19e  repose donc sur le respect de normes de rigueur, les critères appliqués aux beaux-arts, sont identiques aux valeurs constituantes de ce nouveau monde : notamment les questions de quantité, de standardisation, d’ordre, de contrainte, d’apparence, de savoir-faire, de techniques et d’accumulation. Refuser ces qualités, c’est refuser leur valeur politique ; c’est frôler le désordre.
Ces codes identifiables constituent un langage commun, mais sclérosant et soumis à des a priori et une soumission. Ainsi, quiconque s’approprie les codes, partage, parfois malgré lui, l’idéologie dominante, se trouve happé par une imagerie, qui derrière des sujets anodins, véhicule des valeurs claires.

Friant, la Toussaint, l’aumône comme idéal, au temps des Dickens, Zola et Hugo
bons sentiments, peinture léchée.

Cette approche figée de la pratique artistique est le corrélat d’un désir patent de conservatisme politique et social ; garde-fou contre les tensions de toutes natures qui bouleversent le monde moderne naissant.

archétype de l’art académique dit pompier, Cabanel, apothéose de St Louis : pouvoir, religion, soumission populaire, imagerie lisse etc..

Il s’agit bien de constituer un univers nouveau, ne reposant plus sur les valeurs de l’ancien régime, ni sur celles, au bout du compte encore trop dangereuses du néo-classicisme gréco-romain, porteur d’idées parfois radicales ( ainsi que David s’en faisait le chantre – modèles républicains et démocratiques à l’appui- Rome et Athènes).

Delacroix, jeune fille grecque devant un cimetière….parfaite concentration de tous les thèmes romantiques, exprimés par le souffle et la palpitation , la bouche entrouverte, l’humidité des yeux, le basculement vers l’ailleurs, l’inachevé, l’ouverture…l’anti-académisme total, autour du thème de la liberté, cher à Delacroix.

Le romantisme (comme figure de la solitude et de l’errance) est né d’une déchirure issue de la Révolution et de la double nature du Bonapartisme. En valorisant un individualisme partagé entre des valeurs universelles et l’affirmation de son destin, le romantisme ne pourra pas être un modèle de distinction et de domination, car il porte en lui une insatisfaction souvent rebelle. Les figures de Delacroix ou de Chateaubriand, sont emblématiques ; pourtant très proches des pouvoirs, ces personnages semblent s’échapper en permanence des contraintes bourgeoises et être toujours dans une autre dimension ( de l’espace et du temps), loin des attentes de leur milieu social. Figures de la liberté, mais de la liberté comme absolu, pas comme licence cynique ou économique. le flou et la confusion, deviennent vecteurs de cette liberté, y compris dans le style et la construction littéraire, chez Stendhal par exemple.
Par contre, les valeurs, identifiables comme bourgeoises ( en associant à la bourgeoisie l’ aristocratie de la Restauration) ont pour base, la recherche du profit et de la production de richesses à tous prix, l’ordre social et la crainte des corps agissant, tant comme corps au travail que comme corps désirant. On retrouve aussi, la valorisation de la religion catholique, mutée parfois en son corrélat scientiste, le positivisme laïque et austère. Une valeur encore est la notion de contrôle et de maîtrise, de la nature, des corps, des biens, de l’espace, des quantités, des mondes étrangers au patriarcat : enfance, féminité, exotisme.

__Subjectivité__

A l’opposé de ces rigidités culturelles dominantes, apparaît de manière manifeste et consciente, avec Courbet, la subjectivité comme principe esthétique ; subjectivité qu’il appellera Réalisme. L’anecdote la plus révélatrice de sa pratique et de ses choix est sans doute celle où il impose à ses élèves stupéfaits, une vache comme modèle dans son atelier. L’idée force est simple et pertinente, à savoir que ces jeunes artistes en formation, n’ayant pas « d’idée » de la vache, ne sauront que la peindre plus sincèrement, sans pose, sans références, sans projets etc…. Notion de saisie brute, de témoignage, de point de vue strict, ayant une valeur juste , car même personnelle et subjective :  comment moi, je vois la vache , elle ne repose pas sur des stéréotypes culturels et académiques : il n’y a pas d’idée de la vache, ainsi subjectivité totale et réalisme sont compatibles, pour peu que l’on se débarrasse des codes et d’une culture dominante.

Courbet, le veau blanc, 1873- saisie brute, sans distances d’une réalité non codée.

La subjectivité est plus vraie que les codes culturels. Une subjectivité et une singularité qui ne sont  plus solitude, mais corrélation avec l’émergence d’une conscience démocratique et républicaine de la liberté individuelle de pensée et d’expression. La capacité d’affirmer et d’assumer des choix, de les imposer y compris par la dimension, la publicité et la médiatisation ( la fameuse « baraque » à la sortie du salon ).

Paul Jamin, Brennus recevant sa part de butin.….face à cet art kitchissime, on peut mesurer l’écart opéré pat les réalistes et les impressionnistes.

Avec Courbet, entre autres et les « réalistes », s’impose la notion cruciale de subjectivité. L’artiste serait celui qui choisit ses critères mais accepte de soumettre ses œuvres à une critique publique, en dehors des cercles spécialisés et des experts.
__Points de vue__

Ainsi, la question du point de vue, du déplacement devient essentielle et cruciale. Le point de vue critique sur le monde s’épuise dans l’univers bourgeois triomphant du 19ème siècle et le déplacement devient une issue vitale pour de nombreux artistes jusque dans sa traduction littérale. Avec Gauguin le déplacement est manifeste, la fuite en Bretagne puis en Polynésie, n’est pas uniquement un déplacement géographique, c’est avant tout un déplacement culturel, une autre manière de voir, au sens strict une autre subjectivité, mais incarnée ( jusqu’à la mort d’ailleurs) .

Album Noah-Noah ; déplacement culturel et spatial de l’artiste.

Plus stable, Cézanne opère de micro-déplacements dans l’espace, en bougeant simplement devant ses sujets, en scrutant et décalant son regard, vers le haut, le bas, la droite, la gauche, pour relier les figures aux fonds il défait les contours, et brise les frontières entre les corps et les décors, comme il le dit clairement : « les contours me fuient» !!!

vibration et tremblements cézanniens, particulièrement repérables dans ses aquarelles. les contours disparaissent, les surfaces se superposent.

Manet est un exemple clair de la subjectivité, par ses choix évidents de tons à ses débuts : bruns, gris, verts, noirs et blancs et comme ses choix radicaux de planéité, éliminant reliefs et perspectives : Le balcon, le portrait de Zola, l’Olympia . Un peu plus tard, il découvre et initie avec Degas, le choix totalement subjectif et déplacé au sens strict, du Cadrage, des plongées et contre-plongées et des coulisses.

Découpage dans l’espace et angles de vues nouveaux, ouvrent des pistes infinies, à Manet, Degas et Toulouse Lautrec.

coulisses de Degas, déplacement radical du point de vue, envers des choses, visions latérales, fugitives, biaisées, plongeantes, coupées…..

Le déplacement et la subjectivité sont aussi les outils de Monet , le plus bel exemple est le travail de série, qui introduit la question cruciale de la durée et donc du déplacement, tout simplement dans le temps ; Ses cathédrales, meules et peupliers sont les prémisses de son évolution vers le panoramisme, qui culmine avec les Nymphéas. Grandes peintures courbes, qui imposent au peintre, comme au spectateur, les déplacements physiques. Monet est aussi celui qui choisit délibérément de pencher le regard vers la surface horizontale de l’eau, négligeant de manière cohérente la profondeur de champ et l’horizon. La surface de la toile comme double de la surface de l’eau

Monet, peinture de surface complexe ( reflets, transparences et flottements) à la surface de la toile. Regard plongeant, absence d’horizon.

En terme de déplacement, on peut aussi considérer les marginalités comme des volontés de se détacher de la culture dominante et comme des façons d’être ailleurs pour voir autrement : la bohème ( Lautrec, Pissaro) le naturalisme ( Barbizon, impressionnisme), la folie ( Van Gogh), et même le recours à une quête de sens confuse par le symbolisme ( Moreau, Chavanne, Nabis). La multiplication des décalages et des déplacements stricto sensu, révèle donc la nécessité d’un réajustement des critères d’évaluation.

Mary Cassat, tentation du japonisme absolu. Planéité, arabesques.

Ni les questions techniques, ni la question du sujet, ni le référencement culturel et l’érudition, ne permettent de saisir et d’apprécier ces nouvelles œuvres car elles échappent toutes aux normes en vigueur et cherchent même, de manière claire à devenir toutes des singularités artistiques. Il faudra donc accepter leurs règles et leurs logiques, sous peine de n’y voir que des taches ou des postures marginales. Nous reviendrons donc sur cette question plus loin.

__Notions__

Sans être un artiste du déplacement et de la subjectivité, Matisse,  (voir l’article : le mythe de pureté, Matisse, Malévitch, Mondrian), qui s’initie par le pointillisme et le fauvisme à de nouveaux systèmes, s’affirme réellement quand il fait émerger, ce que l’on pourrait définir, comme la notion de NOTION.
En explorant systématiquement la planéité et la couleur comme étant en peinture, « La » lumière, Matisse tend à résoudre l’opposition de la muralité et de la fenêtre, qui est une problématique constante de l’histoire de la peinture, la « percée » ou la « présence », la surface et/ou la transparence….

L’aquarium et le vitrail deviennent discrètement les paradigmes de son œuvre, résolvant naturellement les oppositions traditionnelles. Déclarant clairement qu’il voulait peindre comme si le soleil était derrière la toile, et non plus comme disait Poussin, ce qui se présente sous le soleil. De surcroit, Matisse est un des artistes, qui comme Courbet et Cézanne s’assigne un objectif, la peinture comme catharsis, la résolution des tensions et des oppositions, la peinture comme le fauteuil reposant, « luxe calme et volupté », qui se traduiront clairement par les thèmes de Danse et musique, fauteuils, repos, mondes intérieurs..

l’atelier comme aquarium. Bain de sérénité et de flottement, apesanteur, temps arrêté, mur/lumière

Sans doute un des premiers artistes donc à fonctionner selon des concepts, Matisse n’en est pas moins un peintre sensible. Il n’y a pas d’opposition entre les percepts, les concepts et les affects.

__Grammaires, nouveaux langages__

Avec Picasso en premier, nous nous trouvons face à l’ élaboration d’une nouvelle grammaire au sens strict combinée au déplacement réel dans l’espace et au déplacement mental ( ce que je sais de ce que je vois). Il y combinera le déplacement culturel ( Afrique par exemple). Il se met en place une sorte de synthèse de tous ces déplacements. Un des aspects de sa puissance sera de trouver, par la notion de signe, la traduction picturale simple, permettant de citer ses nombreux référents. Le signe, comme trace formelle minimale, qui ne prend du sens que dans un contexte, pourra donc être, tantôt couleur, matière, papier, objet, dessin, dégradé, trompe l’œil et bien sûr écritures et notes de musiques ….Cette combinaison à l’infini de fragments plus ou moins connotés, ouvre un champ d’exploration gigantesque que Picasso va travailler avec la complicité de Braque, comme une simple équipe de chercheurs scientifiques. Il y a bien là l’idée d’un véritable langage, qui peut être repris par d’autres du fait de sa valeur universelle ; c’est d’ailleurs ce qui se passera en quelques années, pendant lesquelles la plupart des courants artistiques européens reprendront cette grammaire cubiste des « signes » et de l’éclatement de l’espace : tantôt pour exprimer une modernité explosive ( les futuristes) tantôt une déconstruction radicale (dadaïstes) et encore le monde intérieur de l’expressionisme. Ce ne sont que quelques exemples.A ce moment de l’histoire, on peut encore voire une corrélation avec les constructions de pensées systémiques, en économie, en politique (matérialisme historique) en sciences humaines ( psychanalyse), en sciences physique ( triomphe de l’atomisme)…et jusque dans l’industrie avec la division du travail.
Avec Malévitch, (voir l’article : le-mythe-de-pureté-Matisse, Malévitch, Mondrian) et Mondrian, comme Kandinsky, le propos sera assez proche. Se référant explicitement à la musique et à de nouvelles grammaires, le néo-plasticisme de Mondrian est constitué, comme la gamme de 7 éléments : noir-Blanc-Rouge-bleu-jaune-horizontale-verticale, et Mondrian se propose de composer à partir de ces éléments simplifiés et primaires au sens fondamental du terme, comme les nombres premiers ou les repères orthonormés de la géométrie. Le constructivisme radical et géométrique de Malévitch est poussé jusqu’au pratiques sociales, Malévitch, exhibant pendant la Révolution russe, avec une troupe de véritables disciples, son brassard suprématiste tente d’imposer comme norme ses conceptions puristes de la géométrie et de l’abstraction.
Quand à Kandinsky, faisant école au sens strict, au Bauhaus, il le fait sur les bases d’une grammaire entièrement nouvelle et définie : point ligne, plan, couleurs primaires, cercle, triangle et carré. Paradoxe intéressant par ailleurs, tous ces artistes, souvent mystiques et spiritualistes ( Mondrian théosophe, Malévitch Pythagoricien et Kandinsky théorisant le spirituel dans l’art), sont aussi ceux qui ouvrent, par la simplification des formes, pour des raisons esthétiques et puristes, à des traductions industrielles et concrètes de leurs univers : les constructivistes ( Malevitch), par exemple et De Stijl ( Mondrian) comme le Bauhaus ( Kandinsky).

__Liberté__

Question MORALE posée en pleine guerre barbare, au cœur de l’Europe, avec une logique claire et imparable, de la révolte légitime à la liberté. Avec Dada, éclate clairement la question de la relativité du scandale Constat évident et imparable issu de l’horreur de la guerre mondiale moderne, il n’y a plus de scandale ni de bon goût qui tienne, seul Dada juge DADA ! Dada n’a de compte à rendre qu’à lui-même. Les élites, les détenteurs du goût, du beau , du bien ont failli. La difficulté pour les dadaïstes, sera de se dégager des critères esthétiques légués en héritage. Pour ce faire les références explicites à toutes les expériences premières seront théorisées. Le monde premier de l’enfance et du cri (onomatopées, bruitisme), par le jeu, le travestissement, le désir jusqu’au caprice ; redécouvrir un monde d’avant le surmoi, d’avant la culture. Même approche, un peu naïve, des sociétés et des cultures dites premières ou « sauvages ». Mais la grande découverte empirique des Dadaïstes, sera la pratique du Jeu. De l’enfance au jeu il n’y a qu’un pas. Le jeu comme règle arbitraire, comme pratique librement choisie et soumise au hasard devient libératoire, permettant d’échapper au trop plein culturel de ces jeunes adultes nés dans la culture occidentale triomphante du 19ème siècle.

__Champ__

Templum, tel ce carré désigné dans le ciel , par la baguette tenue par les augures, qui attend le passage d’oiseaux ; en effet, dès lors qu’est défini cet espace, toute intrusion dans ce champ symbolique délimité au préalable, prendra un sens, totalement défini par le cadre et sa manière de s’y situer. C’est le templum virtuel, qui plus tard, dessiné au sol, fera une aire sacrée, le temple, séparé du monde trivial, architecture symbolique, dédiée au sens et aux interprétations. Le « champ », sera de cet ordre : en effet, Duchamp, issu de la mouvance dadaïste, saura se dégager des pratiques empiriques et définir la notion de « champ ». La pratique artistique est donc un champ d’activité, il est donc question d’abandonner délibérément la question des règles et de la beauté pour préférer celle d’activité spécifique. Les ready-mades, par exemple, sont avant tout des objets introduits dans un champ d’interprétation défini a-priori par l’artiste. L’artiste étant celui qui définit et polarise ce champ, l’oriente, afin de pouvoir au sens strict, donner du sens symbolique.
Il s’agit alors de définir les règles d’un jeu (échecs avec M. Du) dont l’artiste est le meilleur joueur éventuellement. Les règles peuvent être complexes ou simples, la question n’est pas là. Le plateau du jeu d’échec est un modèle de ce que peut constituer ce « templum » ; en effet, que sont les pièces sans l’échiquier ? Chaque plateau constitue une grille de possibilités.M. Duchamp l’a certainement parfaitement inclus dans ses pratiques.
La valeur de l’oeuvre devient alors relative aux possibilités ouvertes des règles du jeu et l’œuvre est une partie plus ou moins bien jouée. A l’évidence, Duchamp saura prouver son propos en définissant un domaine précis et à la fois ouvert, autour des questions cruciales d’identité sexuée. Ayant ainsi polarisé par les Mariées et les Célibataires toutes ses pratiques (qu’elles soient figuratives ou ready-mades), tout objet, industriel ou manufacturé, qui sera introduit dans ce champ, sera défini et prendra du sens relatif au domaine de l’identité sexuelle et des rapports.

__Extension de la question de la règle :__

Si le principe de champ désignant l’espace du jeu, aide à inventer les règles de jeu que l’on y peut jouer, on peut encore déceler chez certains créateurs, des productions empiriques, qui au bout du compte, révèlent des fonctionnements repérables et singuliers, obéissant de fait à une règle de jeu, définissant donc un style et une pratique artistique incontestable, comme à rebours. Par exemple, dans le domaine de la photographie, des auteurs comme Walker Evans, ne se disent pas artistes, mais produisent un ensemble tellement cohérent, inventent un style, un jeu de langage tellement clair et repérable, que sans se définir artistes, ils produisent des œuvres d’art. Mais n’est-ce pas également le cas des « artisans » égyptiens ou médiévaux ?
La règle peut être des plus simples
A ce moment, il est impératif pour l’amateur, le public, de savoir repérer les règles mises en place par l’artiste. Ce qui fera dire à Duchamp que c’est le « regardeur qui fait l’œuvre ». C’est d’ailleurs, les spectateurs qui pourront également reconnaître à son corps défendant, à certains le statut de créateurs d’œuvres d’art. Il se dit que les photographies d’enquête sociologique de Bourdieu, sont magnifiques et repérables, ainsi que les photos de grands reporters comme Capa ! D’une manière assez claire, Pollock, Dubuffet, Long, Buren, Viallat, Raynaud, Hantaï, Soulages, Dubuffet s’inventent des jeux assez clairement définis et repérables puis donnent libre cours à des pratiques variées à l’extrême, comme autant de jeux. Wittgenstein ainsi que Clément Greenberg et encore Yves Michaux, relayent cette idée de règles de jeu ou de « jeux de langages », pour définir les pratiques artistiques. Le nombre de parties possible et les extensions deviennent des critères, non pas esthétiques, mais d’évaluation de la validité des choix. Comment évaluer alors les qualités de ces œuvres, leur dimension esthétique et leur rapport à la beauté ? L’une des approches peut être, comme dans toute pratique ludique, la capacité à révéler et explorer les plus grandes subtilités du jeu. On retrouvera là les notions de perception – de conception et d’affect, à savoir la combinaison de référence, des émotions, des sensations et de l’intelligence.

__Retour à l’écart : Warhol__

Warhol, souvent cité comme justificatif des pratiques superficielles, mérite d’être de nouveau revu. Warhol procède par décalages ; décalage discret des principes dominants de production industrielle devenant sérigraphie artisanale ; décalage systématique des icônes hollywoodiennes et médiatiques ( Monroe, Jackie, Elvis, Liz, Mao…) devenant mauvais pochoir dévalué….Mise en scène critique du voyeurisme morbide par ses séries de Chaises électriques, « car crashes » et « jet crashes ». Reflets ironiques de la réification et de la production sérielle de nourriture, tout comme la fétichisation des images et emballages, Brillo, Coca, Campbells etc…A chaque fois, pour les thèmes de la beauté (stars), des vanités (morts) ou des natures mortes (emballages), Warhol procède par le principe d’usure et de multiplication, de superficialité, de réification, de démonétisation…tout en faisant référence aux catégories classiques. Chez lui, le paradigme de l’emballage, de l’étiquette, du fard…a valeur de critique subtile, puisqu’il opère également par des procédés de séries, de superficialité (sérigraphie). Ainsi la cohérence est totale dans son œuvre et ne saurait être réduite à de simples images aseptisées. Dans les boîtes de Campbell’s soup aux étiquettes déchirées, apparaissent les métaux oxydés des conserves, signe d’une réalité prosaïque et brute, sous le « fard » des apparences. Subtilité d’autant plus grande que cette réalité usée, oxydée, en contient une autre, le produit proprement dit, devenu inaccessible et illisible, invisible. Malgré tout, les images et objets que travaille Warhol, sont de véritables objets et icônes de masses, Warhol n’invente pas une pseudo culture de masse , il n’invente pas des figures populaires, ils les utilise, quand Koons, lui , prétend populaire les ballons gonflés et les bibelots kitschs. Le paradoxe pour Warhol, étant, que reflets critiques et dévalués d’un univers de séduction superficielle, ses œuvres deviennent elles aussi des produits de consommation de masse ; mais c’est aussi le cas pour Guernica, devenant, et c’est sans doute tant mieux, œuvre décorative et poster.

__Traces__

Morphème, graphème, ces concepts mis au point par Deleuze à propos de Bacon, pourraient opérer à propos de ces artistes, qui inventent une sorte de signe, de signature ou de filtre et qui le confrontent au monde, dans des œuvres in-situ ou sur des supports variés ( comme Viallat par ex.) Depuis cette définition de Deleuze, on peut remonter à rebours ou étendre le concept aux signatures minimalistes d’un Buren, Mosset, Parmentier, Toroni….qui avec leurs marques repères, font rentrer dans le champ des arts plastiques, visuels pourrait-on dire à leur propos, des signes, proche de logos, au bout du compte, leur permettant d’investir architecture et urbanisme. On peut évidemment parler de J.P Raynaud qui fait du carreau blanc et du pot de fleur ses outils d’exploration du monde. Le carrelage devient à la fois, surface, sculpture, architecture ett signature ; les connotations de ces formes épurées sont telles que la confrontation simple est souvent détonnante et puissante. B. Lavier qui fait du recouvrement par la matière peinture (ou vernis) sa marque, réussit à modifier la réalité et la perception des objets recouverts, en choisissant avec humour souvent, les épaisseurs, les couleurs et transparences de ses couches ; son miroir recouvert de gel translucide et ses grandes photos repeintes fonctionnent parfaitement comme « parties » particulièrement réussies du jeu qu’il invente. Claude Rutault encore explore à l’infini cadres, châssis et monochromes dans des installations et des jeux assez savants, il aboutit en fin de compte à des compositions fort complexe, après un démarrage minimaliste. Cette notion, déjà développée par Clément Greenberg, à propos des expressionnistes abstraits, se trouve vérifiée, chez ces artistes contemporains. La plupart des artistes minimalistes américains ayant largement évolué vers une production proliférante, comme Franck Stella, Sol Lewitt ou encore Morris Louis. Ce principe de prolifération n’étant pas incompatible, au contraire avec le principe minimaliste, puisque procédant, comme de nombreux phénomènes naturels par croissance, répétition et développements de principes simples mais combinatoires. Ce type d’artiste se retrouve en mesure de pratiquer ses jeux inventés avec une certaine virtuosité, élégance et audace. Le geste artistique, dans sa pureté, sa capacité à imaginer des situations et des confrontations, devient comparable à la beauté d’une partie d’échec, d’une touche d’escrime etc…Il est également clair, que la touche, le geste pictural, sont également repérables chez des peintres. Gilles Deleuze a su montrer comment Bacon se révélait dans de petites surfaces, un « morphème », et cette approche permet aussi de traiter d’autres artistes qui perpétuent la pratique picturale au sens strict ; Philippe Cognée et ses surfaces fondues, la vibration généreuse des Garoustes, les linéaments d’Adami jusqu’aux vertige des microtraces de Hucleux l’hyperréaliste ; à propos d’Hucleux, il réussit même le tour de force, d’être reconnaissable, par la précision de son travail, dans ses portraits au crayon, ses peintures et plus stupéfiant encore, dans ses déprogrammations, sortes de visions, de logiciels graphiques devenus inventifs…Sophie Calle, de manière assez littéraire, pas trop éloignée d’une sorte d’OULIPO plasticien, se lance dans des sortes de jeux de rôles sophistiqués, dont la lecture seule est déjà saisissante. Qu’elle en propose des traces photographiques, n’est pas forcément le plus fort, mais elles témoignent de performances souvent percutantes.

__Sujets__

Certains artistes ont privilégié des critères communs au monde industriel, accompagnant sa modernité. Les principes de production industrielle, d’artifice, de quantité, de réplication, de monumentalité accompagnent ceux de délégations, de division du travail et de technicité. Un des exemples les plus clairs de ces démarches est donc Andy Warhol ou encore Arman et Tinguely, mais encore tous les artistes qui, à l’instar d’architectes, délèguent la réalisation finale à des ateliers ou des professionnels. Notons que ces artistes, en réels continuateurs de Duchamp, travaillent sur le détournement et la récupération. La plus value opérée est une plus value sémantique et artistique, donnant du sens et de la sensation à des détritus et rejets. La différence des productions de nos pompiers est que ceux-ci ne fonctionnent que sur des plus values de nature monétaires et techniques. La prolifération des images par la multiplication des media et supports, la violence guerrière et économique, génèrent encore des œuvres répondant aux principes de surenchère et les pratiques artistiques fonctionnent là plus traditionnellement comme des reflets.
L’idée de Warhol, ou sa pratique plutôt, de reconstituer les procédés dominants en les re-faisant ( ou re-présentant) se retrouve par exemple chez Fabrice Hyber, qui avec constance, repasse le monde à sa moulinette et poétise, le supermarché, le studio télé, les productions industrielles et les gadgets etc….

Assez proche, Wim Delvoye l’est quand il prend à bras le corps des phénomènes et les rends sensibles, comme son élevage de cochons tatoués, sa machine à excréments « Cloaca », et M. Propre, figures inversées de Coca cola et des détergents, les kits portables de Cloaca…Pierrick Sorin, semble faire de même par le dynamitage en douceur des stéréotypes télévisuels et culturels qu’il réalise de façon désopilante dans ses « Nantes, projets d’artistes » ou ses interviewes de la Fondation Cartier où il joue tous les rôles, de l’animateur à l’artiste et aux stéréotypes de personnages de sitcoms TV. Il parasite littéralement le produit télé, le formatage.

Sorin démultiplié dans cette vidéo extraordinaire, entre M. Bean, Keaton, Tati et Duchamp où il explose tous les stéréotypes culturels et médiatiques.

__Conclusion__

Sans dresser un panorama, de la diversité des pratiques artistiques actuelles, on peut envisager une synthèse ou une conclusion sur le fait que pour évaluer, avant de juger les œuvres de l’art contemporain, il faut essayer d’en déceler le fonctionnement, le logiciel pourrait-on dire. Au-delà de l’objet ou de la surface traitée, déceler le principe actif, « la règle du jeu », le principe de jeu ou de logiciel, en interrogeant longuement les apparences, ce qui est donné à voir au sens strict. Que reste-t-il alors du beau et du sublime ? La belle partie, serait celle qui prouve avec évidence la valeur des règles et qui en dévoile tous les potentiels ; la partie sublime serait peut être celle qui épuise toutes les autres, celle qui clos et achève le jeu ? L’émotion esthétique continue d’être ressentie, sans doute quand les percepts ( les éléments matériels de l’œuvre), les concepts ( les idées associées, tant aux principes, qu’aux images et sujets) et les affects ( les émotions empiriques éprouvées et provoquées par les affects et percepts), se répondent et s’entrecroisent avec une grande variation de possibilités au sein d’une même œuvre. Selon ce principe, il n’est pas exclu de voir d’autres artistes, se saisir d’un jeu et y jouer tout aussi bien que l’inventeur ; c’est ce qui arriva d’ailleurs à Picasso et Braque, et même à Gauguin, qui vole à Cézanne (selon lui, sa « petite sensation »).
Je laisse volontiers le loisir de vérifier ces définitions aux spécialistes. A propos de goût justement, certains artistes surcotés qui triomphent donc médiatiquement et sur les marchés et places, ne sont au bout du compte pas si ambigus ; ils nous délient de l’obligation de questionnement, car leurs productions ne reposant que sur la valeur propre des matériaux, la sophistication, les principes de quantité, transforment de fait leurs travaux, en « objets d’art » plus qu’en « œuvres d’art » ; à ce niveau, il est en effet difficile d’établir des liens et des corrélations entre les percepts ( qualités de surfaces, quantité, préciosité) , les concepts (ironie, richesse, pouvoir, monumentalité) et les affects déclenchés ( dégoût, amusement, gêne..). Un fil de fer tordu et courbé par Calder exprime un monde , un univers poétique et une richesse plastique incommensurable avec les productions surchargées de nos faiseurs.
En cela ils rejoignent peut être une nouvelle tendance, celle des amateurs et collectionneurs saisis par vogue du mobilier d’art, comme du design et qui s’est traduite récemment, pour la vente de la collection Bergé, par la stagnation d’un Picasso et la vente record de mobiliers. Ils produisent des « curiosités » contemporaines, babioles de luxe à valeur de distinction. Cette tendance à la réévaluation délibérée des objets d’art, mobilier kitsch compris a gagné tous les musées, le Louvre et les fatras du 3ème Empire qui monopolisent des étages entiers, après avoir servi d’écrin au ministre Balladur ; les galeries de commodes et buffets surchargés de moulures et figures de gaulois ou d’orientales odalisques qui encombrent Orsay ; la même tendance se révèle à Beaubourg, ou les chaises et bureaux occupent la place de Dubuffet et Ben.

Il restait encore le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, qui suivant le courant Ikéa-3Suisses, a reconstitué des espaces dédiés aux canapés. On ne mentionnera pas ici le musée du quai Branly, qui a inclus dans son programme semble-t-il, plus de vitrines, de consoles et de cloisons en cuir moulé que de sculptures d’art premier. Tendance lourde et confirmée. Le Corbusier et mies Van der Rohe sont donc bien loin.
On s’éloigne avec ces productions de la capacité à faire du sens, à se prêter aux lectures et interprétations…cette capacité est celle des œuvres d’art et est précisément celle qui fait défaut aux « objets d’arts ».

A propos Olivier Jullien

Intervenant dans le domaine des arts plastiques, comme enseignant, praticien ( peintures-graphismes) et conférencier.
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